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Les femmes trans dans le sport : un danger pour l'humanité ?

Régulièrement, on voit surgir des paniques morales comme quoi la présence des femmes trans dans les compétitions sportives serait injuste et menacerait les "vraies femmes" (sous-entendu les femmes cis). Afin de ne pas faire durer le suspense, j'annonce d'ores et déjà que ma thèse sera que la présence des femmes trans dans les compétitions sportives n'est pas un problème, et que la question de leur inclusion n'est en réalité pas un enjeu de biologie.

Tout d'abord, un petit lexique des termes que je vais employer dans cet article.

Les femmes trans : un avantage biologique ?

De nombreux facteurs "biologiques" sont souvent mobilisés pour expliquer les performances sportives. Tout d'abord, la génétique : par exemple, notre taille serait déterminée à 80 % par des paramètres héréditaires3 (ce qui inclut les gènes). Ensuite, vient l'entraînement pour améliorer ses performances. Enfin, la nutrition est un élément essentiel pour obtenir certains apports en protéines, vitamines ou minéraux afin d'améliorer sa performance sportive.

Mais surtout, le facteur fréquemment évoqué pour expliquer les différences de performances entre les hommes et les femmes est le taux de testostérone. En effet, cette hormone favorise le développement musculaire. Cependant, il ne faut pas se contenter d'une interprétation trop mécanique. Chaque corps n'a pas la même capacité à "utiliser" une molécule de testostérone. Un exemple assez poussé de ce phénomène est le cas de personnes ayant un syndrome CAIS (Complete androgen insensitivity syndrom), c'est-à-dire des personnes ayant des taux de testostérone élevés mais qui n'y sont pas réceptives du tout. Cela peut donc donner lieu à des personnes avec des chromosomes XY développant un phénotype considéré comme féminin. Par ailleurs, les meilleurs athlètes ont des taux de testostérone variables. Seules 13,7 % des femmes sportives ont un taux de testostérone supérieur aux valeurs de référence.

Graphiques représentant les taux de testostérone d'hommes et de femmes athlètes de haut niveau. La répartition est plutôt en cloche pour les hommes, et resséré sur la gauche pour les femmes.
Healy, Marie-Louise & Gibney, James & Pentecost, Claire & Wheeler, M & Sonksen, Peter. (2014). Endocrine Profiles in 693 Elite Athletes in the Post-Competition Setting.. Clinical endocrinology.5 (Figure 1)

De plus, des facteurs liés à l'entraînement peuvent aussi expliquer ces différences de performance. C'est notamment ce qu'explique Barbara Drinkwater, médecin. Au cours d'une étude, elle amène des hommes et des femmes à s'entraîner ensemble et ces derniers obtiennent une amélioration identique de leur capacité aérobique (c'est-à-dire la capacité de leur corps à acheminer efficacement l'oxygène au cours d'un exercice physique). Elle suggère donc que les différences habituellement observées peuvent alors s'expliquer par un entraînement moindre des femmes. Toutefois, cela ne s'applique pas totalement à toutes les caractéristiques physiques. Par exemple, dans son étude, le volume musculaire des hommes demeure plus grande.6

Et la transition de genre dans tout ça ?

Les femmes trans sont accusées d'être des compétitrices injustement avantagées car elles seraient des "hommes génétiquement". Or, c'est sans compter que l'expression des gènes dépend du contexte. Un exemple assez simple pour illustrer cette idée est celui des abeilles dans une ruche. Génétiquement, la reine des abeilles est identique aux abeilles ouvrières. Cependant, elle est élevée en consommant de la gelée royale tandis que les autres abeilles consomment du miel et du pollen. Cela mène à un développement différent.

Lorsque l'on parle du cas des femmes transgenres dans le sport, on parle souvent de femmes ayant suivi un traitement hormonal de substitution (THS). Ce traitement comprend principalement des œstrogènes. Il y a donc un "changement de contexte hormonal", amenant les gènes à s'exprimer différemment. Ce THS amène au développement d'une répartition des graisses "davantage féminine" (par exemple, le développement de la poitrine) et à une baisse conséquente du taux de testostérone. Cependant, il est vrai que ces sportives ont également connu une première puberté masculinisante, ce qui pourrait leur conférer des avantages.

Emma Hilton et Tommy Lundberg se sont penchés sur le sujet dans le cadre d'une méta-analyse7 (c'est-à-dire la revue de plusieurs articles scientifiques). Les femmes trans auraient des taux de testostérone dans les normes des femmes cisgenres, mais elles conserveraient des os plus solides et des muscles plus gros que les hommes trans après 3 ans de THS. Par ailleurs, ils suggèrent que la mémoire musculaire pourrait permettre à des femmes trans sportives de limiter les pertes. En effet, des hommes privés d'androgènes en raison d'un cancer de la prostate arriveraient à conserver leur masse musculaire et à augmenter leur force.

Cet article a fait l'objet d'une critique par des pairs. Notamment, Blair Hamilton pointe plusieurs faiblesses de cette étude8. D'une part, les auteurs n'auraient pas respecté la norme PRISMA pour les méta-analyses en médecine. Cela signifie donc qu'ils ont potentiellement choisi les articles qui les arrangeaient. De plus, ils ne se contentent que de mesures en valeur absolue et non en valeur relative. Par exemple, ils mentionnent le volume musculaire en soi sans la comparer à la taille de la personne. Or, les femmes trans sont souvent plus grandes. Donc la plus grande taille des muscles pourrait simplement être liée à leur taille. Puis personnellement, je trouve qu'il est douteux de comparer des femmes trans et des hommes ayant un cancer de la prostate : ils ne suivent pas du tout un THS féminisant affectant la répartition des graisses.

Une autre méta-analyse, respectant les critères PRISMA cette fois-ci, suggère que les femmes trans conserveraient tout de même des taux de musculature supérieurs à ceux des femmes cis9. Pour autant, Joanna Harper, l'une des autrices du papier, estime que cela ne justifie pas l'exclusion des femmes trans car cela ne constituerait pas un avantage démesuré10. En réalité, l'inégalité biologique a toujours fait partie du sport mais ça dérange que quand ce sont des femmes, j'y reviendrai.

Toutefois, cette littérature ne traite pas spécifiquement de la population des athlètes. Or, nous savons très bien que l’activité sportive a de nombreux effets sur le corps. Récemment, le Comité international olympique (CIO) a financé une étude conduite par Blair Hamilton et plusieurs de ses collègues. Elle vise à comparer des athlètes cis et trans. Blair Hamilton et ses collègues ont alors recruté environ 70 sportifs s'entrainant très régulièrement11. Cette étude suggère que les femmes trans bénéficieraient de davantage de force de préhension que les femmes cis, mais elles sautent relativement moins haut, ont un taux relatif de l'usage de l'oxygène plus bas ainsi qu'un volume expiratoire forcé plus faible. Par ailleurs, elles auraient une répartition des graisses plus défavorable. Ici, les femmes trans paraissent globalement désavantagées.

En outre, mesurer des caractéristiques biologiques sans comprendre comment elles interagissent entre elles peut donner lieu à des approximations. Lys, femme trans maçon, témoigne ainsi de son ressenti12 :

"Et j'entends souvent [...] que "Ouais, les femmes transgenres sont avantagées" [...]. Et en fait, c'est loin d'être vrai, [...] on perd en muscles [...] mais on garde une composition osseuse qui est plus importante."

Lys (Welcome to the Jungle Media)

En réalité, il manque des études pour trancher définitivement la question : il faudrait pouvoir comparer des performances d'athlètes dans toutes les disciplines et à différents niveaux (amateurs ou professionnels). Ce n'est pas près d'arriver au vu des exclusions répétées dont les femmes trans font l'objet. De plus, je suis personnellement convaincu que la question de l'avantage biologique est une impasse. Au-delà du fait que les transphobes se fichent de la vérité, on voit bien que l'inégalité biologique est acceptée dans le sport masculin : personne ne se demande si la biologie de Léon Marchand, c'est de la triche. Personne n'accuse Victor Wembanyama d'être trop avantagé au basket du haut de ses 2,24 m. La réalité est que seuls les hommes ont le droit d'être des sportifs exceptionnels. Par ailleurs, une analyse biologisante omet les réalités sociales dans lesquelles nous pratiquons du sport. Il n'est jamais question de comment les discriminations, l'exclusion ou le stress minoritaire subis par les femmes trans les désavantagent sur le plan des performances sportives.

L'égalité sportive n'est pas une question de biologie.

Le sport, ce n'est pas pour les femmes.

Historiquement, les femmes ont été exclues de la pratique sportive. Le sport, sous sa forme moderne telle que nous la connaissons, a été pensé par et pour les hommes, notamment parce que les contraintes vestimentaires qui leur étaient imposées les empêchaient d'avoir des tenues pratiques pour le sport. En 1905, la tenniswoman May Sutton avait déclenché une polémique en mettant une tenue jugée impudique 13.

May Sutton, photographiée entièrement en tenue de tennis
May Sutton, en 1913 (Source : db4tennis)

Pierre de Coubertin, à l'origine des Jeux olympiques modernes, considérait lui-même que le sport était réservé aux hommes.14

"Le véritable héros olympique est à mes yeux l’adulte mâle individuel. […] Le rôle des femmes devrait être de couronner les vainqueurs."

Pierre de Coubertin , 1935

Un des arguments couramment mis en avant au cours du XXe siècle pour justifier cette exclusion est que la pratique sportive féminine serait "inesthétique" : les propos du cycliste Marc Madiot à propos de ses consœurs sont illustratifs en la matière15 :

"C'est complètement inesthétique, y'a des sports qui sont masculins, y'a des sports qui sont féminins. Voir une femme danser, pour moi, c'est très joli [...], voir une femme sur un vélo, c'est moche."

Marc Madiot à l'intention de Jeannie Longo, À chacun son tour, Antenne 2, 1987

Ce combat est encore d'actualité : en 2021, les joueuses norvégiennes de beach-volley avaient été sanctionnées d'une amende de 1500 euros pour avoir porté des shorts au lieu d'un bas de bikini16. Ainsi, les stéréotypes de genre existent toujours, et dissuadent les jeunes filles de pratiquer du sport, ce qui implique un ensemble moins large de candidates potentielles à des compétitions sportives de haut niveau. Les femmes pratiquant du sport (du moins, certains sports) sont assimilées à la masculinité. Prenons le cas d'Amélie Mauresmo, masculinisée de manière caricaturale dans l'émission Les Guignols sur Canal+17 (ceci dit, de la lesbophobie entre probablement en jeu ici) :

Le plateau des guignols avec PPD interviewant en arrière-plan Amélie Mauresmo avec des énormes muscles
Les Guignols montrant Amélie Mauresmo

De plus, les opportunités économiques diffèrent entre les sportifs et les sportives. Dans la majorité des sports, les hommes sont mieux rémunérés que les femmes, ces dernières étant moins médiatisées donc moins sponsorisées. Dans le cas du football, en 2023, Ronaldo gagnait 248 millions d'euros par an17 tandis que la footballeuse la mieux payée, Alex Morgan, gagnait 6 millions d'euros19, soit 40 fois moins. Donc, lorsqu'au prétexte de l'égalité, certains suggèrent de créer des catégories spécifiques pour les personnes trans, cela revient à les exclure de toute carrière professionnelle car jamais ces athlètes ne seront suffisamment sponsorisés pour être rémunérés correctement.

Le sport, étant fortement lié aux normes de genre, engage la question de définir ce qu'est une femme, et ce procédé ne va pas de soi. Anaïs Bohuon, sociohistorienne du sport, s'est beaucoup intéressée à la bicatégorisation de sexe20, c'est-à-dire à la manière de définir les critères qui définissent un homme ou une femme. Définir ce qu'est une femme préoccupe les acteurs du monde du sport depuis au moins les années 1930. Beaucoup de sportives subissaient déjà, à cette époque, des procès de virilisation en raison de leur apparence jugée trop masculine. Le rapprochement des performances des sportives avec celles des sportifs, plutôt que de mener au questionnement du bien-fondé de cette bicatégorisation, a amené à se questionner sur le sexe des sportives. Si elles sont fortes, au fond, c'est peut-être que ce sont des hommes. Donc il faut vérifier que ce sont bien des femmes. Ainsi, à partir des années 1960, de nombreux procédés médicaux sont mis en place pour tester la féminité des sportives : d'abord des examens gynécologiques, puis des tests de chromosomes à partir de 1968 pour vérifier qu'elles ont bien deux chromosomes X. Mais alors, cela pose des questions : que faire des femmes avec des chromosomes XY ou XXY, des organes génitaux hors de la norme féminine ? Pour les médecins chargés de faire ces tests, cette question est difficile.

"On a eu un cas en 1991 de quelqu’un qui avait un test de féminité non conforme… C’était en volleyball, c’était une Italienne qui a été expertisée lors d’un championnat du monde qui se passait en République tchèque. Une femme médecin, déléguée médicale sur la compétition, a été rapidement débordée par [ce] cas […], elle ne savait pas quoi faire […] On l’a considérée comme une vraie femme parce que, sur le plan musculaire, elle ne tirait pas avantage du fait d’être XY"

Propos déclarés par une médecin du sport interrogée par Anaïs Bohuon au cours de son enquête

Traduction : une femme est une femme si elle n'est pas susceptible d'être trop forte. En théorie, aujourd'hui, les tests de féminité sont interdits. Pour autant, de nombreuses fédérations sportives internationales continuent de mesurer les taux de testostérone pour s'assurer que ces derniers soient suffisamment faibles. La testostérone étant perçue comme l'hormone sexuelle mâle par excellence, on l'accuse de piloter tout ce qui concerne la masculinité, dont la pratique sportive. Pourtant, cette hormone contribue à des procédés biologiques non liés au sexe comme le développement osseux, la fonction cardiaque ou le métabolisme du foie.21

Ainsi, ces normes biologiques et genrées touchent des femmes cis et les amènent à être exclues du monde sportif. Le cas emblématique est celui de Caster Semenya, athlète exclue des compétitions à cause de ses taux de testostérone jugés trop élevés. Pour participer aux compétitions, elle aurait dû prendre des bloqueurs de testostérone, donc un traitement comportant de nombreux effets secondaires (dépression, fatigue, ostéoporose, stérilité...), ce qu'elle a refusé de faire. Cette réglementation a mené à l'exclusion d'une centaine de sportives, sans que les performances de ces dernières ne sortent pourtant particulièrement du lot.

Ces réglementations sur les taux de testostérone ne protègent pas vraiment les femmes. Elles touchent principalement des femmes hors des normes de genre, ce qui a pour effet de cibler majoritairement les femmes racisées car les normes de la féminité sont construites sur des standards blancs. Un exemple récent de ce phénomène est la polémique déclenchée contre la boxeuse algérienne Imane Khelif aux JO de 2024 : les "larmes de femme blanche" de son adversaire italienne, Angela Carini, ont alimenté une énorme polémique sur le fait qu'elle serait un homme, une figure brutale racialisée traumatisant une femme blanche donc innocente. Les tests de féminité ciblent davantage les femmes racisées : la Fédération internationale d'athlétisme a été pointée du doigt par Human Rights Watch pour emploi abusif de tests de féminité sur les femmes issues des pays du Sud.23 Ces femmes hors des normes sont humiliées pour prouver leur féminité, comme Caster Semenya qui s'est retrouvée à exposer son dossier médical sur la place publique devant le Tribunal arbitral du sport. Cela mène même à des mutilations : Annet Negesa, athlète ougandaise diagnostiquée hyperandrogène, a subi une ablation non consentie de ses gonades à Nice en 2012.22

Si les femmes peuvent être fortes, ça veut dire qu'elles pourraient battre des hommes, et c'est une menace pour l'ordre patriarcal. Aux JO de 1992, une femme a remporté l'épreuve mixte de skeet (tir sportif) en battant le record du monde face aux autres finalistes (tous des hommes). Étrangement, aux JO 1996, l'épreuve mixte a disparu.24

En réalité, la bicatégorisation de sexe ne sert pas à protéger les femmes, mais éventuellement certaines femmes (blanches, dans les normes féminines). Elle vise surtout à réaffirmer la suprématie masculine (et blanche) en assignant les femmes à la faiblesse.

Le sport, c'est encore moins pour les femmes trans.

En plus d'être touchées par le sexisme, les femmes trans sont touchées par de la transphobie (voire l'intersection des deux : la transmisogynie). Or, cette forme de discrimination éloigne considérablement du sport. Les personnes trans subissent du stress minoritaire et la peur d'être perçu(e) comme trans fait que l'on craint d'être découvert : par exemple, on peut avoir peur d'aller aux vestiaires, donc de pratiquer du sport. Les femmes trans qui se feraient découvrir comme trans dans les vestiaires risquent d'être violentées, et avec la croissance de la transvestigation (multiplication d'enquêtes visant à investiguer si une personne est trans), ce risque est de plus en plus concret et peut même toucher des femmes cis qu'on accuserait d'être trans car non conformes aux normes de genre (bravo la soi-disant protection des femmes, encore).

Au-delà du stress minoritaire, un grand nombre d'institutions contribuent à l'exclusion des femmes trans.

Dans un premier lieu, les fédérations sportives sont plus ou moins inclusives25. Même s'il existe des fédérations adoptant des politiques inclusives, la majorité des personnes trans ont une expérience négative des compétitions sportives à cause des réglementations les excluant. À l'échelle du CIO, les recommandations ont beaucoup évolué. À partir de 2004, les athlètes trans peuvent concourir dans leur genre d'arrivée s'ils ont fait au moins deux ans de THS et subi une opération de leurs organes génitaux. À partir de 2016, la politique du CIO ne cible plus que les femmes trans : ces dernières doivent s'être déclarées femmes depuis au moins 4 ans et avoir des taux de testostérone inférieurs à un certain seuil depuis au moins un an. En 2021, le CIO indique que l'exclusion des sportifs intersexes ou trans doit être justifiée par des sources scientifiques solides tout en laissant chaque fédération internationale décider de sa propre politique.26 Pourtant, la Fédération internationale d'athlétisme décidera quand même d'exclure les femmes trans des compétitions car elle considère qu'il manque des preuves comme quoi elles ne seraient pas avantagées, ce qui est contraire aux préconisations du CIO (qui n'a pas sanctionné la fédération). De toute façon, même la CIO se mettrait à reculer : cette dernière prévoirait de bannir les femmes trans des JO féminins.27

Les médias ont également une responsabilité dans la transphobie sportive. Premièrement, les sportives trans ne sont mentionnées que quand elles gagnent. Par exemple, la victoire de Lia Thomas, nageuse trans, au 455 mètres lors d'un championnat national de natation a déclenché une polémique internationale. Pourtant, elle n'a pas gagné d'autres compétitions ainsi que d'autres épreuves à ce même championnat29, mais on en parle pas. D'ailleurs, je me demande quel est le nombre de sportives trans dont on entend pas parler juste parce qu'elles ne gagnent jamais. Selon les chercheurs Félix Pavlenko et Alexandre Baril, la presse française aurait recours à du "cis-sensationnalisme" pour traiter les athlètes trans28 : les athlètes trans sont fréquemment présenté-e-s comme "le premier athlète trans", leur transition est mise en scène pour montrer le "changement de sexe", leur exclusion est banalisée sous des prétextes biologisants et leurs conditions de vie sont systématiquement occultées.

Or, une transition de genre affecte considérablement les conditions de vie. De manière générale, les personnes trans sont exposées à une forte précarité : 64 % des personnes trans vivraient sous le seuil de pauvreté et ces dernières sont particulièrement exposées à des violences familiales et dans l'espace public 30,31. 1 jeune sur 5 est jeté du domicile familial, 82 % des personnes trans subissent des violences en milieu scolaire et 80 % connaissent de la discrimination à l'embauche ou des violences dans l'espace public43. Ce serait extrêmement cruel de les exclure d'un milieu supplémentaire : le sport, alors que cet espace est un vecteur de sociabilité non négligeable. D'ailleurs, la transition affecte la pratique sportive. C'est ce que raconte l'athlète trans Halba Diouf32 :

"C’est super lourd sur le plan mental et physique. Moi j’ai pris des bloqueurs de testostérone, je voulais vraiment perdre mon corps masculin et je ne pouvais pas faire d’activité physique. [...] J’ai perdu toute ma masse musculaire, j’étais très faible. J’ai toujours été très sportive mais là, rien que sortir de mon lit était un défi."

Halba Diouf pour têtu·connect (2023)

Elle indique avoir dû arrêter de pratiquer l'athlétisme pendant un an. Pourtant, cet aspect de son parcours n'est jamais évoqué lorsque l'on questionne son avantage physique potentiel. Au-delà des conséquences physiques du THS, le stigmate lié à la transition rend difficile le fait de poursuivre une pratique sportive, car cela engendre la peur d'être rejeté par son club.43 La transphobie se manifeste à double titre. D'une part, on nie toutes les difficultés que les sportives trans peuvent rencontrer via les discriminations et comment cela peut impacter leur pratique sportive. D'autre part, on ne cherche à savoir que si elles sont avantagées par rapport aux femmes cis. Si le préjugé était qu'elles seraient désavantagées, la question de l'équité ne se poserait pas. Seules les femmes trans (et parfois intersexes) doivent justifier de leur participation.

Par ailleurs, lorsque l'avantage biologique des femmes trans n'est pas un argument utilisable, la présence des femmes trans dans des compétitions féminines reste questionnée. En 2025, les femmes trans sélectionnées dans l'équipe féminine de Solary pour des compétitions sur le jeu vidéo League of Legends ont subi un harcèlement transmisogyne extrêmement violent33. Beaucoup les accusaient de voler la place des femmes cis. Ainsi, prouver que les femmes trans ne sont pas avantagées physiquement ne suffira pas, il faut changer d'approche pour défendre leur inclusion.

Les avantages dans le domaine du sport ne sont pas que biologiques.

Au-delà de l'hypocrisie genrée et transphobe, un ensemble d'autres facteurs ne sont jamais mentionnés pour parler d'égalité sportive. Par exemple, selon le sociologue Sébastien Fleuriel, aux JO de 2004, un tiers des athlètes français avaient des parents athlètes de haut niveau34. Peut-être que cette statistique peut s'expliquer par la transmission d'un patrimoine génétique, mais je pense aussi qu'avoir un père et un oncle pongistes a pu aider les frères Lebrun à mieux s'entraîner et à s'intéresser au sport de haut niveau.

De plus, de nombreux déterminants économiques structurent les victoires. D'après l'économiste Madeleine Andreff et ses collègues, le nombre de médailles obtenues par un pays durant les JO est positivement corrélé : au PIB par habitant, à la taille de la population, au fait de venir d'un pays historiquement communiste et au fait d'être le pays hôte.35 Une partie de ces éléments ont des conséquences sur le développement d'infrastructures sportives. Pourtant, cela n'est jamais questionné quand on parle de la justice dans un cadre compétitif.

Comment faire une compétition juste ?

Il est urgent de tenir un contre-discours !

Chercher à nier les discours sur les avantages biologiques ne suffira pas. Cela a pu fonctionner à une époque : en 1976, la tenniswoman trans Renée Richards se fait exclure après avoir remporté un tournoi vétéran. Cependant, elle parvient à se faire reconnaître victime de discrimination par le tribunal car au vu des traitements médicaux subis, elle serait pleinement une femme. Mais cette stratégie a des limites : cela ne suffit pas aux transphobes et cela cantonne les femmes à leur statut de faiblesse : tu as le droit d'être une femme si tu n'es pas trop forte. Il vaut mieux se battre pour que chaque femme puisse exister, quelles que soient ses caractéristiques. Caster Semenya n'est pas parvenue à faire reconnaitre qu'elle était victime de discrimination par le Tribunal arbitral du sport. En revanche, en 2023, la Cour européenne des droits de l'Homme reconnaît que la contraindre à prendre un traitement est une violation de la Convention des droits de l'Homme.36 Ça n'a pas suffi pour la réintégrer dans le sport de haut niveau, mais c'est à cela qu'il faut aspirer : inclure quel que soit le corps.

Il faut marteler cette réalité : le sport de haut niveau n'est pas juste ou égalitaire. Il y a des inégalités de conditions physiques et socio-économiques qui déterminent l'accès à ce niveau de compétition. Sauf qu'on ne flique que les inégalités liées aux femmes non conformes aux normes de genre. L'argument souvent avancé pour les exclure est que "des hommes se déguiseraient en femmes pour gagner". Au-delà du fait que ce n'est pas vrai (il est sans doute plus facile de se doper si l'on souhaite tricher), en quoi cela serait-il un problème ? Après tout, les athlètes de sports de combat jouent sur leur poids pour entrer dans certaines catégories ou non. Alors pourquoi ne pas jouer sur les catégories de sexe ? Si un sportif est prêt à suivre un traitement médical, à faire une transition sociale et à subir des discriminations pour gagner, j'estime que la victoire est méritée car il a travaillé très dur pour arriver à ce niveau.

Questionner l'aspect aliénant de la compétition à haut niveau

Il faut se rendre compte du fait que la compétition à haut niveau est très aliénante, et ce dès le plus jeune âge. C'est le témoignage que livre Coline pour le documentaire Arte intitulé Futurs champions, le prix de la gloire37. À 14 ans, elle intègre le pôle France de gymnastique à Marseille. Elle se retrouve avec 30 heures d'entraînement hebdomadaire couplées à un fort contrôle sur son poids et son alimentation. Elle pèse alors 34 kg et accumule les blessures. Leur coach leur met une pression monstrueuse, arguant qu'il se fiche des "casses" et qu'il "veut sa médaille".

Les enjeux économiques dans le sport sont énormes : ce secteur représente moins de 3 % du PIB français38. Un athlète, pour être rémunéré, dépend de ses performances. Selon l'INJEP, le sponsoring par des grandes entreprises prend de plus en plus de place dans le domaine sportif40. Et ces sponsors sont susceptibles de davantage cibler certaines disciplines fortement médiatisées et/ou les champions les plus connus (donc souvent les plus performants). Aux JO 2024, les athlètes pouvaient recevoir des primes si iels obtenaient des médailles (80 000 euros pour l'or, 40 000 pour l'argent et 20 000 pour le bronze)39. Les coachs ayant entraîné des athlètes médaillés gagnent de l'argent en fonction de leur performance. Dans ces conditions, on comprend la pression qu'exerce le coach de Coline : s'il se préoccupe sincèrement de la professionnalisation de ses gymnastes, il faut du résultat. Ce n'est certainement pas le seul coach à se comporter ainsi. Par ailleurs, cela favorise aussi la transphobie. On peut comprendre (sans excuser) qu'une athlète donnant autant de sa personne soit prête à tout pour gagner. Ainsi, accuser de tricherie une rivale trans pour la faire exclure, c'est une concurrente de moins et une chance de plus de se professionnaliser.

Faire du sport autrement

Mon objectif n'est pas de dire qu'il ne faut pas de compétition du tout : ça peut être un cadre ludique et amusant pour se retrouver, s'amuser et sociabiliser. Mais il est possible de la penser différement.

Dans le documentaire Arte où témoigne Coline, une école de biathlon norvégienne est mise en avant pour montrer un autre modèle de formation des athlètes de haut niveau : 20h d'entraînement hebdomadaire (pour laisser le corps se reposer), préparation d'une porte de sortie professionnelle... Et ce n'est pas forcément perdant : la Norvège a été première au tableau des médailles aux JO d'hiver 2022, alors que ce n'est pas le seul pays où l'on pratique des sports d'hiver.

Dans le sport amateur, on pourrait s'en foutre encore plus du résultat si le but est de se retrouver, de passer du temps ensemble. C'est la logique des Gay Games créés en 1982 par Tom Waddell, athlète homosexuel41. Ils ont été fondés dans une logique d'inclusion : tout le monde peut s’inscrire aux épreuves qu’il souhaite, même plusieurs durant les jeux, à condition que cela soit compatible avec l’emploi du temps. On peut s’inscrire quel que soit l’âge, l’orientation sexuelle ou le niveau. Dans la majorité des cas, l’athlète peut s’inscrire dans le genre de son choix (tout en restant binaire, cela dit). Il est possible que dans la réalité, tout ne soit pas aussi rose dans ce type d'événement, mais c'est ce vers quoi il faut tendre.

On peut même se retrouver sportivement de manière collective sans passer par la compétition. Accéder au sport, au-delà de l'affrontement, permet de s'approprier son corps, d'entretenir sa santé et de créer des moments conviviaux. Un exemple de modèle non compétitif et d'inclusion dans le sport est celui du Rebelyons Rudgy Club42 : ce club de rugby propose des matchs mixtes et amicaux en autorisant tous les gabarits. Les joueuses et joueurs peuvent dire si iels acceptent le contact, et le plaquage est réglementé dans les parties autorisant cette pratique. L'idée est avant tout de pratiquer ensemble un sport, pas de performer.

Ainsi, se préoccuper sans cesse du danger que pourraient représenter les femmes trans n'est pas la bonne manière de se préoccuper de l'égalité de la compétition sportive. On le voit bien, tous les facteurs d'inégalité ne sont pas pris en compte. Penser l’égalité dans le sport, ce n’est pas faire la chasse aux femmes trans et aux personnes intersexes, mais réfléchir à comment cela pourrait nous permettre de créer du commun, avec ou sans compétition, et ce, quels que soient les corps et le parcours des personnes. Bref, il faut penser le sport comme une pratique collective et émancipatrice.

Remerciements

Je tenais à remercier Alexandre Jaafari (@coachouicoachv2) d'avoir relu cet article et de m'avoir apporté des retours constructifs pour améliorer ce dernier.

Bibliographie / Sources

  1. Lexique , Outrans
  2. Intersexes ? ,Collectif Intersexe Activiste
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  5. Tout s'explique : qu'est-ce que l'épigénétique ? , CEA, Jeremy Perrodeau, 2021
  6. Drinkwater BL. Women and exercise: physiological aspects. Exerc Sport Sci Rev. (1984) PMID: 6376134.
  7. Hilton, E. and T. Lundberg (2021). “Transgender Women in the Female Category of Sport: Perspectives on Testosterone Suppression and Performance Advantage”. In: Sports Medicine.
  8. Hamilton, B., F. Guppy, and Y. Pitsiladis (Jan. 2024). “Comment on: ”Transgender Women in the Female Category of Sport: Perspectives on Testosterone Suppression and Performance Advantage””. In: Sports Medicine 54.1. Epub 2023 Sep 20, pp. 237–242.
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  12. "« Je ne trouvais plus de boulot » : témoignage de Léa, transgenre et maçon" Welcome to the Jungle Media , 12 octobre 2023
  13. Lamotte V. "IL ÉTAIT UNE FOIS : les tenues du tennis", Université de la Réunion
  14. Pierre de Coubertin et la place des femmes aux Jeux olympiques , Métro, 2016
  15. Marc Madiot face à Jeannie Longo "Une femme sur un vélo, c'est moche !" | Archive INA , INA Clash TV
  16. Quand les tenues des sportives font polémique , Brut, 2021
  17. Spécial TENNIS - BEST-OF - Les Guignols - Canal +, Les Guignols - CANAL +
  18. Le classement des joueurs les mieux payés du monde en 2023 !, Footmercato, 2023
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